L'école du Crotoy, apprendre à voler
Né le 5 juillet 1908, Pierre Pharabod se passionne très vite pour l’aviation. Après ses études à l’Ecole Industrielle, il entre comme mécanicien à 17 ans aux ateliers France Aviation. Bénéficiant d’une bourse de l’Aéro-Club de France, il effectue en 1926, comme passager, un vol aller retour Paris Londres sur Farman Goliath qui l’enthousiasme.
Pierre Pharabod apprend à voler à l’Ecole d’aviation des frères Caudron au Crotoy de juin 1926 à janvier 1927. Chaque semaine il écrit à ses parents. Ses lettres sont un témoignage direct sur la vie d’un jeune pilote. Extraits.

SAVOIR ROULER AU SOL
Juin 1926
Cher Papa, chère Maman, chère Annie
Excusez moi de vous avoir écrit si drôlement la première fois mais on m’attendait pour prendre un baptême de l’air, lui aussi très drôle, pour m’éprouver à la peur. Le jeune pilote Raulin me sonna à 500 m en faisant de très brusques montées et descentes. Comme je ne fus nullement émotionné, je commençais le lendemain à piloter seul le petit rouleur que vous voyez sur la carte. Notre moniteur, M. Bouchard, nous apporta cet engin et nous expliqua sa manœuvre : il s’agissait de parcourir sur la plage un trajet délimité le plus droit possible. La première fois le vent nous faisait tourner comme des toupies. Hier mon moniteur attesta (c’est très rare me dit-on tellement il cause peu) que je roulais à moitié droit. Le soir, alors que je revenais au groupe à pleine sauce, le vent de l’hélice arracha mon casque et mon serre-tête tomba sur mes lunettes. Je coupais les gaz et plaquais la queue au sol, je m’arrêtais ainsi à quelques mètres du groupe.
Mon moniteur est en même temps un ingénieur remarquable, mécanicien, électricien. Tous les jours il nous fait un cours merveilleux. Il nous a déjà fait repasser les maths, l’électricité simple, la physique, la mécanique et nous accorde particulièrement à chacun 1/2 heure d’explication par jour. Il a les mêmes méthodes que le docteur d’Hubert de l’E.I.A.
Je dois à la fin du mois savoir rouler au sol parfaitement, la queue haute en ligne de vol et passer un solide examen technique (radiés 30%). Tu penses si je travaille. Mon moniteur m’a dit que l’avion n’était dangereux que dans trois cas : 1e surtout si l’on obéit pas à la consigne de piste, 2e si l’on a peur, 3e si on le conduit nerveusement.
Nous sommes dans l’école dans une chambre de huit places aérée et propre. Nous sommes nourris dans un hôtel, dans une salle réservée, la nourriture est sévèrement contrôlée. Le midi nous avons deux plats de viande et un le soir. Filet de sole sans arêtes, pas un nerf dans la viande, assiettes chaudes, le tout élégamment servi, etc.
Je me fais blanchir chez une laveuse spéciale, la femme du gardien, qui raccommode sans supplément. Je ne manque absolument de rien ; si tu veux m’envoyer mon chandail vert et une règle et une équerre ce me serait utile, et un cahier vide, les livres du Ct Gambier et Amet et ceux Courquier (dans mon bureau) mais tu peux attendre et je ne suis pas pressé.
Nous sommes 33 français, 7 chinois élèves qui seront moniteurs dans leur pays, quelques officiers hydraviateurs grecs. Les méthodes d’instruction sont merveilleuses ; d’abord j’apprends à rouler de façon à venir en un point déterminé et bien droit. Ceci fait le capotage est inexcusable sur les décolleurs, véritables avions, qui font des paliers mais la puissance est limitée. Ensuite je serai lâché (dans trois mois), j’apprendrai encore trois mois avant le brevet.
Le règlement, c’est le temps. S’il fait beau, la six roues nous mène au milieu d’une plage de 900 hectares qui est formée par la mer en se retirant de la baie. Quand elle vient de 9 à 12 on sort les hydros. Quand il fait mauvais nous étudions avec M. Bouchard. Même s’il fait beau nous avons trois heures de technique par jour.
Mes camarades, bien que mélangés, sont de parfaite éducation ; les 3/4 vont à la messe et j’ai eu le plaisir de les y rencontrer ce matin.
Je me porte bien, je pense que vous tous Mémée et Taty vont tous ensemble très bien.
Je reprends mes cahiers et vous embrasse de tout mon cœur.
Pierre

A 1,50m DE HAUTEUR
Cher Papa, chère Maman
J’ai reçu avant-hier le colis qui contenait le veston et le pantalon et les livres. Ce costume était comme neuf et je le mets le dimanche en attendant que l’autre soit nettoyé. Cela est parfaitement suffisant pour aller jusqu’à la fin de l’année, d’ailleurs je serai militaire avant. En outre j’ai reçu les livres, la chemise et la ceinture qui étaient joints, ce qui me sera de toute utilité. Hier j’ai reçu la lettre de Paul et de Maman.
La première moitié de cette semaine le beau temps nous a permis de voler. Mon moniteur m’a dit que mes lignes droites étaient très bonnes. La dernière fois j’ai fait un palier de 50 m à 1,50 m de hauteur et je corrige les remous latéraux en gauchissant, les longitudinaux étant beaucoup plus délicats.
On a beaucoup la tendance à tirer de trop pour décoller, aussi l’un de mes camarades en est à son deuxième appareil cassé. Il tira un peu trop, l’appareil monta à 4 m en chandelle, se retourna et tomba exactement sur le dos à quelques mètres de notre groupe ; il est revenu à pied au camp. Tout cela est d’écouter les conseils du moniteur sans attention. Plus on montera, plus le pilotage sera facile. À 300 m, il est courant de lâcher toutes les commandes tellement l’air est calme. C’est dire combien nous commençons par la principale difficulté, alors que la méthode double commande des autres écoles est exactement le contraire, ce qui donne trop confiance en soi.
En technique, ça va parfaitement. J’ai été interrogé longuement sur l’aérodynamique d’un plan incliné et l’application de certaines formules. M. Bouchard m’a dit à la fin que je savais parfaitement mon cours ; il visita mes cahiers qu’il trouva bien tenus. Il m’a mis une très bonne note, ce qui compte plus que tout pour le classement général de fin de stage.
Contrairement à ce que vous pensez, je suis bien loin d’avoir l’idée d’être attiré par les excursions en auto de mes camarades, mon idée personnelle est uniquement suivie. Que je ne laisserais jamais, même pour un instant, perdre, à ramasser inutilement la poussière des routes et les brusques rencontres des croisements ; la tranquillité de l’espace n’est-elle pas plus belle ?
Les quadrimoteurs Blériot passent comme à leur habitude à quelques 2000 m ; car en effet c’est l’extrême fatalité qui est arrivée à l’atterrissage qui a voulu nous ôter ce pilote d’une pratique et d’une science incomparable, l’un des doyens des pilotes de transport public. Hier le mauvais temps était extrême. Un Handley-Page venant du Bourget est passé à 30 m de hauteur au dessus de l’école. Le vent était si fort qu’il volait en crabe. Le pilotage est bien plus difficile mais n’entraîne aucune conséquence grave, aucun ne s’arrête même ici pendant les rafales.
Je ne vais plus chez le dentiste ; il ne m’a pas bien soigné, il laissa trois dents à plomber. Il plomba l’autre sans la nettoyer ; il m’a soigné une dent assez bien mais quand j’aurai une permission j’en profiterai à Paris. Pour un de mes camarades c’était plus grave. Il allait se faire arracher une dent ; le dentiste lui enleva la gencive et lui laissa un bout de racine dans le fond. Le mal empirant à la suite, il fut forcé de venir 15 jours à Paris, une intervention chirurgicale étant nécessaire, cela le retardant beaucoup dans son entraînement et ses études.
Mes camarades du contingent ont passé leur examen de brevet avec succès : sur 17, aucun ne fut radié. C’est un gros succès et c’est surtout la preuve de l’excellente éducation qui nous est donnée. Le deuxième contingent passe dans 15 jours. Je vous envoie la photo du Bréguet 19 des examinateurs venus du Bourget, pendant qu’on le rentre aux hangars et tous élèves derrière.
Je pense que vous allez tous bien, que le dîner de Juan Gibert vous a fait autant plaisir qu’à moi, que Paul et Annie s’amusent et travaillent bien et enfin je vous embrasse de tout mon cœur ainsi que Paul et Annie.
Pierre

180 TOURS DE PISTE
Cher Papa chère Maman
Que de choses à vous dire cette semaine, je ne sais par où commencer. Ce soir même, grand changement : je viens de passer quelques tours de double C.60 pour être lâché demain sur monoplace C.60. C’est dimanche mais on travaille quand même s’il fait beau. Hier j’avais 180 tours de piste sur G3. Le plafond est trop bas pour faire des spirales ; maintenant je les ferai sur C.60 la semaine prochaine si le temps le permet. Il faut que maintenant je totalise.
Avant hier, alors que je survolais à 100 m une dune d’herbe et de trous d’eau, un cylindre de mon moteur se détacha emmenant un piston. Malgré le déséquilibre causé par le cylindre qui s’était dégoupillé et tombé dans la dune, je dus retourner à la piste en vol plané avec deux virages et obligé je rasais la dune à 5 m et j’atterris en piste.
Les moniteurs hésitaient avant de me passer sur C.60 sans spirales, mais voyant mes qualités continues de pilotage ils n’hésitèrent pas ce soir à me prendre sur cet avion de perfectionnement. Je serai parti pour les premiers, à partir de ce fait et je compte être breveté à la fin du mois.
Le C.60 ressemble beaucoup au C.59 seulement il est muni d’un moteur 130 HP Clerget alors que le 59 a un moteur 180 HP Hispano ; naturellement il va beaucoup plus vite que le G3 (150 km/h) et il est plus délicat à piloter. De plus il est très récent. Dans 15 à 20 jours je pense passer sur C.59 dont le pilotage est le même que le C.60.
Je vous envoie mon pantalon demain. Je serais très content de l’avoir à la fin de la semaine prochaine parce que je n’ai que le pantalon que vous m’avez donné, auquel j’ai fait mettre un fond, qui est portable mais tous les autres sont complètement immettables et je les mets comme sous-vêtements pour le vol.
Drut est renvoyé de l’école pour être rentré en retard d’une permission (ordre de l’armée). Nous sommes trois sur C.60 et deux restent sur G3, en tout cinq.
Excusez moi beaucoup si j’écris si mal et sans tournure parce que je risquerais demain de ne vous écrire si je volais et je n’ai que quelques minutes pour écrire cette lettre, mais je pense que vous comprendrez tout de même. Heureux comme un roi de tant voler, je vous embrasse de tout cœur ainsi que Paul et Annie en vous disant à bientôt.
Pierre

MONTER A 4000 m
Cher Papa chère Maman
Je pense que c’est bien l’avant dernière fois que vous recevrez une lettre du Crotoy ; en effet, le temps était mauvais depuis mercredi et je n’étais toujours que sur C 60, mais hier soir, la pluie s’arrêta, je partis en piste avec Mr. Gauron sur C 59, arrivé il me lâcha et comme le tout fut excellent, il me fit repartir 25 fois au dessus de la baie en 2h1/2 de vol et je repartis avec le chef-pilote sans poser pied à terre de l’après-midi. Il ne me reste que 2 séances de piste avant de commencer mes épreuves officielles dans 2 ou 3 jours. Elles commenceront par une descente moteur arrêté de 1600m et atterrissage au point précis, une série de cinq huit à 100m. Je ferai un voyage, on montera peut-être à 4000 m cette semaine.
Mais vous pouvez m’attendre pour la fin de semaine prochaine.
Cet après-midi si le temps le permet je pense faire encore 2h de C. 59.
J’ai été heureux de recevoir mon pantalon si bien fait et si vite, aussi je vous en remercie beaucoup.
Je félicite beaucoup Paul d’être invité au Gala des Ailes ; il y aura certainement de très intéressantes projections cinéma-tographiques. Comme vous me le dites, les grands as de la hauteur, du grand raid et de la virtuosité seront présentés au public. Ceci est très bien mais j’objecterais que l’on oublie beaucoup les absents, ceux qui s’éloignent du public et dans le silence, loin des planches qu’ils laissent aux acteurs, et des bravos du public, continuent leur rude tâche des voyages aériens transcontinentaux. Cela n’enlève rien de l’utilité de ce Gala car je suis sûr que l’on rappellera les héros anonymes de l’aviation à l’honneur.
Comme vous le dites, je quitterai dans une dizaine de jours mes moniteurs et professeurs qui m’ont donné avec force patience et prudence l’éducation pour arriver au brevet avec un succès certain. Je finirai mes voyages suivant le temps mais a priori je serai sûrement de retour à la fin du mois.
Je vous embrasse tous deux de tout cœur ainsi que Paul et Annie.
Pierre